INTERVIEW. Comment trouver un budget pour 2026 ?
Au moment où nous avons réalisé l'interview qui va suivre, Elisabeth Borne n'avait pas encore déclaré "soutenir" une suspension de la réforme des retraites qu'elle avait elle-même portée et fait passer en force à coups de 49.3. Et nous attendions encore ce qui allait advenir du gouvernement "démissionnaire" et même d'Emmanuel Macron !
Nous avions en effet sollicité mardi l'analyse de Gilles Raveaud, Maître de conférences en économie à l'Institut d'Études européennes de l'Université Paris 8-Saint-Denis, sur le budget 2026 de la France, en fonction de différents scénarios. Nous vous la relayons "brute", sans connaissance de ce qu'il s'est passé, ou non, entre mercredi soir et ce jeudi matin.
Gilles Raveaud : "tous les partis refusent la réalité"
Planet.fr : Comment envisager l'adoption d'un budget pour 2026, alors qu'on ne sait pas si un gouvernement restera en place, s'il y aura une nouvell dissolution et de nouvelles élections ?
Gilles Raveaud : Il faut déjà garder en tête que lorsqu'Emmanuel Macron a dissout une première fois l'Assemblée nationale, c'est évidemment d'abord à cause du résultats des élections européennes, mais c'est aussi parce qu'il savait qu'il n'avait pas de majorité pour faire voter un budget 2024. Au début de cette même année, le déficit était déjà supérieur de 15 milliards d'euros par rapport à 2023. Mais la dissolution n'a pas eu l'effet escompté et nous en sommes là aujourd'hui. L'impasse budgétaire avait déjà joué un rôle très important.
Planet.fr : Qu'est-ce qui explique, malgré le niveau désormais catastrophique de notre déficit, qu'il n'y ait pas de décision forte, ou même radicale, de prise ?
Gilles Raveaud : Et ce déficit avait encore augmenté de 50 milliards début 2025 ! Bien sûr aujourd'hui, il y a des désaccords entre les partis. Mais pourquoi ? Car tous refusent de reconnaître la réalité qui avait été annoncée de façon très étonnante par François Bayrou, mais qui pourtant est vraie. Or la conséquence inévitable de tout budget "sérieux" pour 2026 entraînera une chute du niveau de vie des Français.
Planet.fr : Comment cela se traduirait ?
Gilles Raveaud : Si vous augmentez les impôts, ou que vous diminuez les dépenses, soit les Français paieront plus, par exemple les franchises médicales, soit ils recevront moins, par exemple avec l'arrêt de l'indexation des retraites, ou des grosses retraites, sur l'inflation. Il n'y a que des mauvaises nouvelles à annoncer. J'étais donc très inquiet de lire la semaine dernière dans la presse économique que Sébastien Lecornu cherchait des mesures pour augmenter leur pouvoir d'achat.
"Le pouvoir d'achat des Français ne pourra pas augmenter"
Planet.fr : Face à ce déni de réalité selon vous, toutes les annonces faites relèvent de la démagogie ?
Gilles Raveaud : Il faut arrêter de dire que l'on va augmenter le pouvoir d'achat des Français. C'est pour ça qu'il n'y a pas d'accord politique. J'ai lu cette analyse à laquelle j'adhère : il y a une négation de la réalité du problème budgétaire de la France, qui est effectivement très grave. Et si l'on prend les deux bords de l'échiquier politique, à droite et à l'extrême droite on explique que c'est de la faute des immigrés (aide médicale d'Etat) et des assistés (aides sociales), tandis qu'à gauche, la "vraie" gauche, on explique que c'est la faute des riches et on met en avant la taxe Zucman comme solution à tous les problèmes.
Planet.fr : Quelle est la part de vérités dans ces affirmations ?
Gilles Raveaud : Si on analyse les choses froidement, il y a de la vérité des deux côtés. Mais dans les deux cas, l'ordre de grandeur n'est pas le bon. L'année dernière, le déficit public de la France (ensemble de l'Etat, Sécurité sociale et Collectivités locales) c'est 170 milliards d'euros.
Planet.fr : On en revient au sujet qui est dénoncé depuis des années, celui des dépenses publiques, problème numéro un.
Gilles Raveaud : Le problème c'est le solde. Si on veut stabiliser le ratio "dette publique sur PIB", et qu'il cesse d'augmenter, il faudrait diviser le déficit budgétaire par deux. Cela signifie, a minima, que les économies qui devraient être faites l'année prochaine, c'est 80 milliards d'euros.
"Un plan d'austérité comme l'ont connu la Grèce, l'Espagne ou l'Italie"
Planet.fr : C'est deux fois ce qu'espérait François Bayrou ?
Gilles Raveaud : Oui. Quand j'entends dire les socialistes "oulala Bayrou y va un peu fort, nous on va faire 20 milliards", je les comprends. Car le calcul est vite fait : nous sommes 70 millions en France, et 80 milliards, cela représente plus de 1 000 euros par habitant. Sachant que cela comprend les personnes au RSA, les enfants, les personnes handicapées, etc. La situation demande donc un vrai plan d'austérité comme l'ont connu la Grèce, l'Espagne ou l'Italie ces dernières années.
Planet.fr : Mais chez nous cela ne peut pas prendre les mêmes proportions : baisse des salaires des fonctionnaires, semaine de travail de 6 jours ?
Gilles Raveaud : Je suis au-delà de l'inquiétude car je pense que c'est ce qui va arriver. Le scénario le plus probable est qu'on ne fasse rien pendant deux ans (jusqu'à la présidentielle de 2027, ndlr) et que le fameux ratio "dette publique sur PIB" va s'accroître dans des proportions impossibles à définir précisément. Car on ne sait pas encore quels budgets seront votés, quelles seront les réactions des investisseurs internationaux, notamment sur le taux d'intérêt que nous devrons verser sur de nouvelles émissions de dettes.
Planet.fr : C'est le scénario du pire ?
Gilles Raveaud : Si Emmanuel Macron reste président de la République et qu'aucun parti ne se sacrifie, ce qu'on appelle chez les prévisionnistes économiques "le scénario central", soit le plus probable, effectivement on va arriver en 2027 avec une situation financière tellement dégradée que d'une part, l'Etat n'aura plus aucune marge de manœuvre pour faire quoi que ce soit (augmenter les profs, poursuivre la transition écologique ou le réarmement par exemple) et que d'autre part, on aura sans doute une envolée des charges d'intérêts et un ensemble de facteurs qui feront que, à un moment, d'une façon ou d'une autre, les prestations sociales seront diminuées.
"Toucher aux petites retraites n'est pas possible"
Planet.fr : Comme les retraites ?
Gilles Raveaud : Concernant les retraites, si on prend tout en compte, c'est environ 400 milliards de dépenses par an. Si je pense ultra-libéral, je baisse toutes les retraites de 10 % et je récupère déjà 40 milliards sur les 80 dont j'ai besoin et j'ai fait la moitié du chemin. Mais si je prends l'exemple d'une petite pension à 800 euros, elle passe à 720 : ce n'est pas possible. C'est bien ce qui s'est passé en Grèce mais nous n'en sommes pas encore là. Mais c'est sûr que les grosses retraites vont être gelées, qu'on va continuer à baisser ce que l'on peut comme les allocations chômage, etc.
Planet.fr : On rentre alors dans un cercle vicieux : l'Etat alimente l'économie au lieu d'en tirer des recettes ?
Gilles Raveaud : Comme je le répète tout le temps, toute dépense publique devient une recette privée. L'Etat, d'autant plus avec les règles de la comptabilité publique, ne peut pas dépenser de l'argent sans que cela ne bénéficie à un individu ou à une entreprise. Les aides sociales versées, les commandes au BTP, ce sont des recettes privées. Lorsque les dépenses publiques baissent, surtout celles d'un Etat en déficit, cela revient tout de même à ce qu'il mette beaucoup plus d'argent dans l'économie du pays qu'il n'en prélève.
Planet.fr : Une baisse des dépenses publiques n'est donc pas la solution ultime comme l'affirment de nombreux acteurs de la vie politique ?
Gilles Raveaud : Il y a trois acteurs dans notre économie : les entreprises, les individus et l'Etat. Si l'Etat dépense plus qu'il ne collecte, cala signifie qu'il donne en net de l'argent aux entreprises, aux ménages. C'est pour ça que les politiques d'austérité sont dramatiques : à l'inverse, vous prélevez plus que ce que vous donnez, et des entreprises font faillite, des familles voient leur niveau de vie baisser, parce que leurs impôts augmentent et/ou parce que les prestations sociales qu'elles recevaient sont diminuées ou supprimées.
"Nous n'avons pas la culture du compromis"
Planet.fr : Mais aucun parti n'osera mettre en place une politique d'austérité même si elle est nécessaire malheureusement. Quelle est la solution ?
Gilles Raveaud : C'est pour cette raison que je suis plus qu'inquiet. Là ça renvoie à des grandes discussions en économie politique, mais il faudrait presque sortir de la démocratie ! Je ne suis pas du tout d'accord avec la ligne d'analyse qui s'impose dans les médias. Je trouve pour ma part que la situation parlementaire de la France est extrêmement saine. L'Assemblée ressemble à ce que souhaite la population comme ça n'a jamais été le cas sous la Ve République. Je suis un partisan de la proportionnelle, et des simulations qui ont été effectuées montrent que si on avait eu la proportionnelle intégrale aux dernières législatives, à très peu de choses près nous aurions eu la même Assemblée que ce que l'on a actuellement.
Planet : Que voulez-vous démontrer ?
Gilles Raveaud : Que ce ne sont pas les partis politiques qui sont irresponsables, mais que la société française est divisée, c'est normal et parfaitement sain. Le résultat, c'est que les trois tiers de l'électorat ont des revendications en partie compatibles, mais surtout très différentes. Après, là où ça ne marche pas, c'est que nous n'avons pas la culture du compromis au niveau des partis politiques. Or, dans tous les pays européens, il y a la proportionnelle et des coalitions. Les pays du Nord, l'Allemagne, l'Espagne ou l'Italie sont beaucoup moins centralisés, les régions y prennent beaucoup plus de place. Et leurs parlements comptent aussi beaucoup plus de partis. Tous ces pays sont toujours gouvernés par des coalitions, à l'exception de l'Angleterre et son système bipartisan. Je reste donc persuadé que le blocage politique actuel en France n'est pas le fait d'une Assemblée divisée, mais que tous les groupes refusent d'endosser la responsabilité de la solution qui est évidente, pour des raisons électorales, notamment à cause du poids que pèsent les retraités sur les scrutins. Aucun parti ne veut l'annoncer comme l'a fait Bayrou et c'est difficile de le leur reprocher.
Les riches et leur patrimoine ne sont plus assez taxés
Planet : Je me permets de reposer la question : quelle est la solution ?
Gilles Raveaud : Il faut et réduire et les dépenses, et augmenter certaines recettes. Un économiste, Vincent Pons, a écrit une tribune dans Les Echos la semaine dernière qui disait qu'en augmentant un peu les droits sur les gros héritages, on arrivait assez rapidement à 20 milliards de recettes par an, en plus.
Planet : Mais paradoxalement, la tendance en France est plutôt de réduire la fiscalité sur les successions, voire de la supprimer.
Gilles Raveaud : Il y a un enthousiasme autour de la taxe Zucman qui me fait doucement rigoler, alors que la tendance longue en Europe est la victoire quasiment culturelle de la droite conservatrice qui a repris aux Américains, à propos de la taxation des successions, le terme "impôt sur la mort." La Suède, qui a longtemps été championne du monde de la fiscalité, a ainsi entièrement supprimé l'ISF et les droits de succession il y a une dizaine d'années. Quand les libéraux vous disent à ce sujet que la France est une exception ils ont raison, mais c'est dramatique. La mondialisation financière que nous vivons depuis 40 ans a entraîné une concurrence fiscale entre les nations qui sont dans la surenchère pour ne plus taxer les riches et les gros patrimoines, ce qui a pour conséquences l'explosion des dettes publiques et des inégalités.
Planet : Mais on ne peut pas non plus taxer les riches "jusqu'au sang ?"
Gilles Raveaud : Non, c'est pour ça que la taxation des grosses successions est intéressante. Ce qu'il s'est passé est vraiment très simple. La mondialisation encore une fois, a fait que tous les Etats accroissent la fiscalité sur les facteurs "immobiles" et la baissent sur les facteurs "mobiles." Toutes les réformes des retraites en Europe comme en France ces dernières années ont consisté à augmenter la fiscalité sur le travail. Travailler deux ans de plus, c'est comme si on vous prenait une part plus importante de votre salaire, pour qu'au final vous perceviez la même retraite que celle que vous auriez eue avant.
Le recul de l'âge de départ : une augmentation déguisée des cotisations ?
Plus l'Etat recule l'âge de départ, plus vous cotisez et moins vous allez toucher puisque vous profiterez de votre pension sur une durée moins longue. Cela revient à augmenter les cotisations sociales sur la retraite. Ca, c'est une taxe sur les facteurs "immobiles." La suppression de ISF à l'inverse, était une baisse de la fiscalité sur les facteurs "mobiles." C'était au centre de l'argument d'Emmanuel Macron : "à cause de lSF, les gens partent." Ce qui n'est pas démontré.
Et comme on n'a cessé depuis les années 90 de baisser la fiscalité sur les facteurs "mobiles", tout en augmentant celle sur les facteurs "immobiles" c'est insoutenable politiquement puisque cela revient à taxer les gens ordinaires, les gens qui n'ont pas d'héritage, les salariés... En France, le niveau de vie des travailleurs a baissé depuis 2022 particulièrement. Quel parti oserait leur dire "vous avez bien bossé, maintenant on va augmenter vos impôts" ? C'est impossible.