Edouard Philippe est-il un génie politique ?AFP
Certains élus acclament la manœuvre du Premier ministre, qui a réussi à ramener certains syndicats à la table de négociation. Edouard Philippe trouverait même ces phases de tension politique "stimulantes". Mais y-a-t-il vraiment de quoi s'extasier ?
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"Putain, si tu y arrives, c'est fort", assénait un élu, proche du Premier ministre, le 10 janvier 2020. Contacté par le chef du gouvernement quelques moments avant qu'il ne dévoile le contenu de son pli rédigé à l'attention des syndicats, il a pu en découvrir le contenu en avant première. A le lire dans les colonnes du Figaro, il semble qu'Edouard Philippe avait prévu de mettre le bololo partout. 

Le quotidien donne la parole à des conseillers de Matignon qui ne manquent pas de le décrire comme "un marin de gros temps", qui "aime les dossiers difficiles, compliqués politiquement". Et pour cause ! Ce sont ces derniers qui le "stimulent". D'autres collaborateurs pointent du doigt comment il a "sauvé une réforme à laquelle il ne croyait pas". Un coup d'éclat qui n'est visiblement pas sans plaire aux défenseurs de du projet retraite. 

"Bien sûr, on peut s'extasier sur le succès du Premier ministre. Du moins, si l'on accepte l'idée que cette réforme des retraites est une bonne chose et qu'il peut être légitime de passer en force envers et contre l'avis d'une majorité de la population que l'on est supposé administrer. Naturellement, les Françaises et les Français qui approuvent le projet avancés par le gouvernement salueront une réussite tactique d'Edouard Philippe", commence d'entrée de jeu Christophe Bouillaud, politologue, enseignant-chercheur en sciences politique à l'Institut d'études politiques (IEP, Sciences-Po) de Grenoble. 

Edouard Philippe et l'âge pivot : un coup de génie ou une dangereuse dérive ?

"Autrement, si l'on estime que l'appui de la population est nécessaire pour faire passer une réforme, alors le coup d'éclat d'Edouard Philippe prend tout de suite une autre tournure. Difficile, dans ce cas, de ne pas y voir un ardent mépris de la population dont la majorité, à en croire les sondages, ne veut pas de cette réforme", assène-t-il ensuite. Aux yeux du chercheur, il s'agit moins d'un succès tactique que d'un "abus des pouvoirs institutionnels conférés par la Vème République".

Edouard Philippe a-t-il su instrumentaliser la CFDT ?

Le "coup d'éclat" d'Edouard Philippe n'a fonctionné que parce que certains syndicats, parmi lesquels la CFDT, ont décidé de revenir à la table de négociations. Or, pour Christophe Bouillaud, l'attitude de l'organisme syndical n'est pas anecdotique. 

"N'oublions pas que le projet de retraite par points était avant tout l'une des propositions de la CFDT, il y a quelques années. Aujourd'hui, elle est récupérée par le gouvernement qui entend visiblement s'en servir pour préparer le chemin vers un régime par capitalisation", rappelle-t-il d'abord, non sans étayer son propos. 

"La grande majorité des autres organisations syndicales apportent encore de nouveaux arguments contre la réforme, au fur et à mesure que sont précisés les textes et qu'ils estiment découvrir de nouveaux lièvres. Ils dénoncent notamment la volonté du gouvernement de couler le système par répartition pour mieux le remplacer ensuite", analyse le chercheur pour qui la direction de la CFDT ne peut cependant plus faire marche arrière : "Admettre avoir été manipulés de la sorte reviendrait à engager sa crédibilité et la perdre. Cela reviendrait à dire qu'ils ne sont pas bons", indique-t-il.

"A la place, la CFDT a donc fait un pari bien spécifique : faire voter le projet, sous réserve que soit retiré l'âge-pivot bien entendu, afin de tenter ensuite de le corriger", note encore l'enseignant pour qui le "coup de génie" d'Edouard Philippe est donc d'autant plus à relativiser.

Coup de génie d'Edouard Philippe : et si Laurent Berger cherchait simplement à assurer ses arrières ?

Pour autant, quand bien le gouvernement aurait su instrumentaliser la direction de la CFDT, force est de constater que la base ne suit pas toujours. A l'UNSA, la CFTC comme dans l'organisme de Laurent Berger, on conteste la "victoire" que serait le retrait - temporaire, par ailleurs - de l'âge pivot, indique L'Humanité. Le 20 décembre, par exemple, la CFDT-Cheminots maintenait son appel à la grève, en dépit des prises de positions de la direction, note par exemple Le Parisien.

"En 1995 aussi, une situation similaire avait été constatée", se remémore Christophe Bouillaud. "A l'époque, la secrétaire générale du syndicat était Nicole Notat. Elle aussi était prête à faire de nombreux compromis avec le gouvernement, sans que sa base n'y soit nécessairement favorable. Ce précédent pose question : pourquoi les responsables syndicales sont-ils parfois si prompt à s'aligner sur la position du pouvoir ?", questionne le chercheur.

Pour lui, le doute est permis. "Il est possible que certains d'entre eux cherchent aussi à cimenter leurs propres intérêts. Par la suite, Nicole Notat a bénéficié d'une belle carrière dans les sphères para-patronales. Peut-être est-ce encore une préoccupation de certains dirigeants syndicaux", propose le politologue.

Le gouvernement Macron illustre-t-il les problèmes de la Vème République ?

D'autres éléments, estime Christophe Bouillaud permettent de nuancer le succès du Premier ministre. D'abord, juge-t-il, cette manoeuvre n'est pas si surprenante qu'elle pourrait sembler l'être. A peu de choses près, c'est le même procédé que celui employé par le gouvernement au moment des négociations sur l'assurance-chômage. "Mécaniquement, c'était cousu de fil blanc. Pour autant, cela n'arrête pas Emmanuel Macron parce que la puissance institutionnelle du président est telle qu'il est en mesure de faire ce qu'il entend. L'impopularité ne l'arrêtera pas", souligne encore le chercheur pour qui il est donc difficile de discerner la stratégie politique du manque d'empathie pur et simple. 

"Force est de constater, cependant, que LREM n'a pas besoin d'empathie : c'est un parti qui ne compte absolument pas sur le vote des catégories populaires", précise-t-il. Cependant, à ses yeux, cette situation à au moins le mérite de faire la démonstration de ce que la Vème République peut comporter d'autoritaire. 

"Par stratégie, par conviction ou pour quoique ce soit d'autre, Emmanuel Macron ne s'impose aucune restriction. Les précédents le faisaient, parce qu'il était essentiel de laisser au parti une marge de manoeuvre. Après tout, il y avait là-bas d'autres figures qui, elles vivaient de la politique. Débarrassée de cela, La République en Marche n'a plus de scrupule à ne pas respecter l'opinion populaire, même majoritaire", souligne l'enseignant-chercheur.