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Planet : "La lutte des classes disparaît au profit de la guerre entre races", affirmait récemment Manuel Valls, en pleine page chez Valeurs Actuelles. L'ancien Premier ministre de François Hollande fait évidemment référence aux tensions suivant la mort de George Floyd et la soudaine médiatisation de l'affaire Traoré. Ce postulat vous semble-t-il pertinent ? Peut-on vraiment parler de "guerre des races" ?
Frédéric Farah : Je pense que sur ces questions, il faut être prudent avec les mots que l'on emploie. Souvent le goût de la formule, le désir de choquer nuisent à la réflexion. Passer d'une lutte à une guerre est déjà dans le vocabulaire et les intentions une montée d'un cran. Et je trouve préoccupant de nourrir ce type de propos.
La société française, comme nombre de sociétés occidentales pour ne parler que d'elles sont le siège de discriminations, de racismes qui existent, et il ne s'agit pas de les nier, plus encore, il s'agit de les identifier, de les condamner sans la moindre hésitation. Le droit français dispose de tout ce qui est nécessaire pour réprimer pareils actes.
Aujourd'hui, une attention plus grande semble être portée sur ces questions de racisme et de discrimination, la mobilisation est légitime et le désir de justice est plus qu'entendable. Il importe de bien articuler, la question sociale et sociétale car dans le monde du travail, ou se déploie la lutte des classes, il évident que cet espace est parfois le lieu de discriminations à l'embauche (origine, adresse, nationalité). Il ne s'agit pas selon moi de s'occuper uniquement de la répartition capital travail et faire l'impasse sur les discriminations, tout comme il ne s'agit pas de mettre en avant le combat sur les discriminations et conserver les structures du capitalisme financiarisé.
Après, que les tensions qui traversent la société française puissent servir des entreprises politiques qui consistent à dresser les uns contre les autres au nom de je ne sais quelle guerre de races, il faut être attentif, je le répète à ne pas véhiculer des idées qui pourraient devenir préoccupantes. L'obsession qui devrait être la nôtre doit être celle de la paix civile, bien si précieux. Et comme le disait si bien l'organisation du travail des 1919, il n'y a pas de paix durable sans justice sociale, c'est vrai entre les nations et aussi à l'intérieur des nations.
"Débarrassons nous de ce vocabulaire, qui a des parfum de guerre civile"
La "guerre des races", si tant est qu'elle existe, ne résulte-t-elle pas de violences systémiques (police, précarité, discriminations, patronat, etc). Dès lors s'oppose-t-elle véritablement à la lutte des classes ainsi que le dit Manuel Valls ? Ou s'agit-il au contraire de faisceau de précarité concordant, utile au patronat pour diviser les classes populaires ?
Encore une fois, débarrassons nous de ce vocabulaire, qui a des parfum de guerre civile inutile et préoccupant. Les classes populaires sont plus exposées que d'autres à un ensemble de risques sociaux. Le confinement récent, la crise en cours révèlent combien ce sont elles qui ont été plus exposées au risque sanitaire, qui vivent le mal logement, la précarité.
Diviser les travailleurs entre eux est une stratégie assez classique - Frédéric Farah
Aujourd'hui, elles sont appelées à faire des efforts supplémentaires en termes de temps de travail, ou encore à être exposées davantage au chômage. Il est évident qu'à l'intérieur de ces classes populaires, certains vont aussi subir des discriminations en raison de leur origine , de leur lieu d'habitation, de leur nationalité. L'Etat devra être sans faille pour condamner toutes ces discriminations. Mais il serait erroné de les opposer, elles vivent ces classes populaires un continuum de situation en termes de logement, d'absence de services publics parfois, de bas salaires pour n'évoquer que ces points. Diviser les travailleurs entre eux est une stratégie assez classique. L'après confinement donne d'un point de vue social des signes inquiétants tant les conquis sociaux sont dans le viseur au nom de la vieille antienne, l'économique avant le social. Attention aux fausses oppositions.
"Un récit national contestable"
Comment créer, ou recréer, du commun nécessaire à toute vie en société après une situation pareille ? Est-il possible de surmonter de telles divisions ? Si oui, que proposeriez-vous
La question du commun est centrale, en somme comment créer du lien entre des individus souverains ? C'est la question très ancienne du lien social qui a été au cœur de la tradition sociologique. Qu'est ce qui unit des individus au sein du même société ? Quel est ce ciment commun ?
Dans des sociétés marquées par une division sociale du travail plus importante, nous voyons combien les individus restent très interdépendants. Le confinement a eu un effet de dévoilement, nous avons vu combien sans ces 800 000 travailleurs du secteur de la logistique nous aurions été par exemple dans l'incapacité de trouver de quoi nous ravitailler pendant ces 56 jours On pourrait parler de bien d'autres professions aussi.
Pour revenir à votre question, c'est tout le travail du récit, souvenez de toutes les controverses sur le roman national. Ce dernier a une époque a rempli cette fonction d'unification de la société sans y parvenir vraiment et était contestable par bien des aspects. D'autant que pour la classe ouvrière, ce récit ne faisait pas toujours sens.
Pour revenir au temps présent, je crois que le chômage de masse qui travaille la société française depuis plus de 45 ans a été un puissant facteur de déstabilisation sociale, économique de notre société, sans compter les choix qui ont été portés par nos élites en promouvant une mondialisation financière et une Europe bien peu solidaire. Nos sociétés sont travaillées par des dynamiques préoccupantes. Après, nous pouvons conserver un optimisme évident dans la capacité des hommes et des femmes qui composent notre société pour trouver de nouveaux compromis sociaux.