Retraites : Emmanuel Macron peut-il se contenter d'attendre que ça passe ?AFP
La stratégie d'Emmanuel Macron est simple : laisser passer la vague. Tant que faire se peut, il s'agit donc d'attendre la fin de la contestation que redoute tant l'exécutif. Pourtant à l'approche d'une grève partout annoncée comme massive, le président peut-il vraiment jouer le pourrissement ?
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Emmanuel Macron et la grève : le président va-t-il vraiment attendre que ça passe ?

"Sur le fond, l'exécutif veut laisser passer la grève avant d'enclencher la réforme" ou d'en dévoiler les principaux enjeux, rapporte Europe 1. A l'approche d'un important mouvement social, suffisamment massif pour "tétaniser" Emmanuel Macron d'après L'Express, le président semble avoir fait un choix simple : entretenir le flou sur la nature exacte de son projet. Dix jours avant la grève du 5 décembre 2019, L'Opinion pointait combien le locataire de l'Elysée restait "ambigu". "Rien n'est clair au sommet de l'Etat", insistait d'ailleurs l'hebdomadaire.

Pourtant, à en croire L'Express - encore - cette stratégie pourrait ne pas être des plus pertinentes. Pire ! Elle pourrait même alimenter la contestation et gonfler le nombre de manifestants dans les rues, jeudi prochain. Est-ce à dire que la position du chef de l'Etat n'est pas tenable ? Certains conseillers ministériels s'inquiètent déjà. "Une semaine ça va, la deuxième ça va se tendre, au-delà on ne tiendra pas", fait valoir l'un d'entre eux aux micros de la radio.

"Je crois, pour ma part, qu'Emmanuel Macron va essayer de tenir la posture qu'il adopte aujourd'hui", analyse Christophe Bouillaud. Politologue et enseignant-chercheur à l'Institut d'Etudes Politique (IEP, Sciences-Po) grenoble, il y voit pour le président une façon de "faire montre de sa détermination". "Les différentes interventions de ses ministres dans la presse ne montrent aucune volonté de négociation", poursuit-il. 

Aux yeux du politologue, une telle attitude peut d'ailleurs permettre au chef de l'Etat de l'emporter. "C'est la stratégie traditionnelle de ce gouvernement : ils vont jouer le pourrissement comme ils l'ont déjà fait pour d'autres mobilisations, comme lors de la réforme de la SNCF, et parier sur l'exaspération des usagers, des parents qui ne sauront pas comment faire garder leurs enfants. Ils espèrent certainement jouer sur d'éventuels incidents violents survenu pendant les grèves", note-t-il. Et lui d'ajouter : "Jusqu'à présent, la rigidité fait littéralement partie du package macroniste."

Toutefois, si cette façon de procéder peut octroyer une victoire à l'exécutif, celle-ci n'est pas pour autant assurée. "A l'inverse, si la situation ressemblait davantage à celle connue pendant le mouvement des ‘gilets jaunes', il est possible que le gouvernement cède. Ou au moins mettre en scène des concessions qui n'en seront qu'à moitié. Cependant, compte tenu du fait qu'Emmanuel Macron juge avoir trop vite lâché du lest la fois passée, il n'est pas aberrant de penser qu'il sera plus strict cette fois-ci", souligne le chercheur.

Emmanuel Macron a décidé d'attendre : quels risques encourt le président ?

"Emmanuel Macron, du fait même du fonctionnement de la Vème République, ne peut pas être mis en danger par des manifestants. Il est le maître des institutions. A court terme, donc, il n'a rien à craindre", estime Christophe Bouillaud, pour qui le président de la République ne fait face à aucune réelle menace sur le plan politique. "L'opposition de droite, qui reste le deuxième groupe majoritaire à l'Assemblée nationale, hésite beaucoup. Idéologiquement elle est pour la réforme des retraites, à l'image de tout ou partie de son électorat. C'est pourquoi elle proteste finalement assez peu", rappelle le politologue non sans souligner qu'au Parlement, le poids de la gauche est trop insuffisant pour faire barrage.

"Mécaniquement, la situation est très favorable au pouvoir sur le plan politique. La droite pourrait tenter de faire obstruction pour protéger les avocats, par exemple, mais casser les derniers bastions ouvriers est un combat prioritaire", juge l'enseignant en sciences-politiques.

Ce qui ne signifie pas qu'il n'y a pas de risques. "Depuis un an, le gouvernement s'habitue à un maintien de l'ordre dur, avec des gens éborgnés en manifestation. Une escalade n'est pas à exclure et il n'est pas impossible que le chef de l'Etat finisse avec du sang sur les mains. Auquel cas, la situation serait dramatique et bien plus complexe à gérer. Une mort engendrerait d'autres manifestations et potentiellement plus de violences", alarme l'enseignant-chercheur.

Emmanuel Macron attend : une politique qui fait monter le Rassemblement national ?

"Si Emmanuel Macron n'est pas le premier à jouer la stratégie du pourrissement, il en a cependant fait une marque de fabrique. Il est le seul à la pousser aussi loin", estime pour Planet le politologue Christophe Bouillaud. "A droite comme à gauche, la crainte de perdre une partie de l'électorat populaire, et donc forcément de jouer sa réélection, ont plus d'une fois freiné les réformes. Le gouvernement actuel ne semble pas s'embarrasser de telles craintes", indique le chercheur.

Et pour cause ! Selon lui, le fondateur d'En Marche ! a déjà tiré un trait sur les votes issus des classes populaires. Cet électorat étant déjà perdu, superflu, rien ne sert de le contenter. "Malheureusement pour le président, se recentrer sur un pré-carré composé des retraités, des cadres supérieurs du privé ou de quelques chefs d'entreprises bien payés pourrait engendrer de mauvaises surprises à long terme", alerte encore une fois l'enseignant.

De celles qui portent le Rassemblement national au plus hautes fonctions de l'Etat ? Ce qui est sûre, c'est que la formation de Marine Le Pen pourrait profiter de la situation actuelle. "Cette réforme des retraites risque d'être elle aussi perçue comme une mesure anti-sociale, à l'instar de la casse de l'assurance-chômage par exemple. Elles s'accumulent et peuvent donner aux classes populaires le sentiment d'être privé de tout avenir. Ce qui profite au RN (ex-FN)", explique-t-il.

La connexion n'est pas si obscure que certains pourraient le prétendre, de prime abord. "Ces réformes engendrent, chez les plus démunis un réel pessimisme. Tous ne vont pas manifester mais ils sont nombreux à se sentir écrasés. Or, le RN n'est plus seulement le parti anti-immigration, c'est aussi celui du déclin. De ceux qui ne croient plus en l'avenir. Sans même avoir à se positionner, il est perçu comme le parti défenseur des prolétaires, au détriment de la gauche. Le vrai risque pour Emmanuel Macron, c'est donc celui d'une victoire à la Pyrrhus", résume le professeur à Sciences-Po. 

Emmanuel Macron entretient le flou : pourquoi ne pas dévoiler son projet ?

Une question demeure : si le flou ne profite pas au président, pourquoi persister à le maintenir ? Pour Christophe Bouillaud la réponse est évidente : il s'agit avant tout de jauger le mécontentement des Françaises et des Français avant de détailler les modalités de la réforme. "Au regard de nos connaissances actuelles sur la réforme des retraites, il apparaît qu'elle pourrait faire de très nombreux perdants. Si c'est le cas, en dévoiler les détails, c'est prendre le risque de cimenter les mobilisations. Le gouvernement a donc tout intérêt à savoir à quel point les manifestants sont en colère avant de lâcher ou non du lest", estime le politologue.

Mais ce n'est pas tout : la posture d'Emmanuel Macron est très stratégique. "En présentant la grève comme un remake de 1995, en surjouant le risque de très forte mobilisation, on gonfle de facto les attentes de tout un chacun quant à la réussite du mouvement. C'est une façon pour l'exécutif de déminer en amont la mobilisation", rappelle l'enseignant. Et lui de conclure : "Si celle-ci s'avère être un succès historique, il sera politiquement plus facile de dire qu'il s'agit en fait d'un non-événement…"