Féministe, écolo, contre les puissants… Quand l’extrême-droite se déguise pour vous séduireAFP
INTERVIEW - L'extrême droite a-t-elle déjà gagné la bataille ? Quand il s'agit de séduire un électorat plus jeune, elle n'hésite pas à se travestir quitte à donner dans la plus étonnante des récupérations. De quoi, peut-être, porter Marine Le Pen à l'Elysée.
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"À un peu plus d'un an de la prochaine présidentielle, nous considérons la victoire finale de Marine Le Pen comme une possibilité non négligeable", alertent les chercheurs de la Fondation Jean-Jaurès, qui viennent de publier une étude à ce sujet. Trois conditions bien précises, estiment-ils, rendraient son élection possible et même plausible, rapporte France Info. La première d'entre elle repose sur le rejet d'Emmanuel Macron par l'électorat de la droite traditionnelle, y compris son aile modérée, qui pourrait alors - deuxième point essentiel - être tentée de voter pour elle plutôt que pour le chef de l'Etat. Enfin, la dédiabolisation de l'extrême droite pourrait pousser certains électeurs de gauche à ne plus participer à l'éternel barrage républicain. Une seule de ces trois situations suffirait apparemment à ouvrir les portes du Château à la fille du Menhir.

Certaines semblent déjà réunies, en témoigne la récente sortie de l'élu PS Julien Dray, qui se refusait à "tirer un trait d'égalité" entre la fille et le père, indique le Huffington Post. Mais en attendant l'échéance, l'extrême droite - laquelle, cela ne fait aucun doute, est plurielle et ne se contente pas nécessairement de suivre Marine Le Pen - multiplie les assauts et les récupérations pour séduire davantage. Ainsi, elle n'hésite désormais plus à s'habiller des oripeaux de la gauche pour mieux faire avancer ses discours. En Mars dernier, c'est Charlie Hebdo qui tirait la sonnette d'alarme et pointait du doigt le collectif Némésis. L'hebdomadaire satirique décrit un collectif de "féministes identitaires" qui se réapproprie la lutte des femmes pour mieux s'en prendre, notamment, aux populations issues de l'immigration. 

L'extrême droite peut-elle être féministe ?

Le groupuscule, ainsi qu'il est dépeint par nos confrères - consoeur, en l'occurrence ! - compte une quarantaine de membres, environ. Mais, à en croire Christophe Bouillaud, chercheur en sciences politiques spécialisé - entre autres sujets d'étude -  en sociologie politique, il est symptomatique de quelque chose de plus conséquent.

"Némésis est comparable à d'autres groupes que l'on retrouve dans toute l'Europe. On parle, dans ce cas-là, de fémo-nationalisme. C'est un courant qui n'hésite pas à reprendre des thématiques progressistes, telles que l'égalité femme-homme ou la défense des droits des personnes LGBT, pour mieux stigmatiser des groupes minoritaires, quasi systématiquement ceux issus d'une immigration aux valeurs non-européennes", explique le politologue qui souligne encore combien l'extrême-droite récupère des combats traditionnellement menés par la gauche pour "déligitimer la présence de migrants non-européens au noms de différences culturelles sur le rapport à ces sujets". "Derrière ce discours, il y a l'idée qu'un immigré n'est intrinsèquement pas capable d'accepter l'égalité femme-homme ou la normalité de l'homosexualité, par exemple", analyse-t-il.

Tout ceci, poursuit-il, est caractéristique de plusieurs éléments essentiels… dont "le basculement opéré par l'extrême droite, de la détestation des juifs vers la détestation des immigrés extra-européens". C'est précisément pour cela que le choix s'est porté sur le féminisme plutôt que sur un autre combat, estime-t-il. "Cette stratégie peut fonctionner tant qu'elle est centrée sur le refus de la présence des immigrés extra-européen dans le pays. Par essence, l'extrême droite n'est pas nécessairement compatible avec ces combats, parce qu'elle est aussi très conservatrice. La contradiction n'est politiquement tenable que parce qu'il existe un ennemi commun et bien identifié", rappelle Christophe Bouillaud. Et de conclure, en abordant quelques-unes des thématiques électoralistes qui peuvent accompagner ce type de réflexion : "En outre, c'est l'occasion de parler à un électorat plus jeune, et parfois plus féminin. Sans oublier les jeunes garçons du cru, qui se sentent peu à l'aise sur le marché matrimonial et craignent la séduction que des étrangers pourraient exercer sur les femmes du cru".

S'il s'agit peut-être de l'un des costumes les plus efficaces d'une extrême droite qui cherche à changer de visage pour remporter la bataille culturelle, c'est loin d'être le seul qu'elle est prête à enfiler. Il est d'autres discours dont vous devez aussi vous méfier…

Quand l'extrême droite s'habille des vêtements de l'écologie ou de la gauche sociale

Dès lors qu'il s'agit de convaincre, explique Christophe Bouillaud, l'extrême droite se fait championne en récupération. Quand elle a jeté son dévolu sur les thématiques du féminisme, elle n'en était pas à son coup d'essai. Loin s'en faut, puisqu'elle parvient même à se revendiquer de la République ! Un coup de maître, déplore le politologue. 

"L'extrême droite est un mouvement politique qui a pour vocation l'arrêt du cours du temps. Hélas pour elle, passé un certain moment le retour en arrière devient impossible. Il y a alors scission entre la frange qui accepte le changement tout en voulant mettre un terme au cours de l'Histoire à l'instant T et celle qui continue à prôner inlassablement le même rejet de l'évolution. La République fait partie de ces sujets sur lesquels l'extrême droite a dû avancer pour rester électoralement pertinente. Pourtant, certains de ses partisans refusent toujours de manger de ce pain-là", analyse le chercheur, qui enseigne à l'Institut d'Etudes Politique (IEP, Sciences-Po) de Grenoble, non sans faire référence à Action Française. "Un mouvement que connaît bien l'un de nos ministres", rappelle-t-il d'ailleurs. "Il y a deux cents ans, l'extrême droite rejetait avec vigueur l'idée de République ou le drapeau tricolore. Elle sait cependant que face au fait accompli révolutionnaire, il n'est pas possible de demeurer tout à fait statique. Tant et si bien que la voilà qui se retrouve à prétendre défendre ce qu'elle refusait de toute ses forces par le passé", assène-t-il encore.

Dorénavant, cette famille politique s'est choisi des combats un peu plus récents. Elle  essaye, par exemple, de créer une "écologie d'extrême droite". Sans grand succès. 

"Toute cette construction repose sur quelques idées bien précises : le localisme, les ‘valeurs éternelles de la France', de son paysage ou le rejet des éoliennes. Il s'agit aussi de s'en prendre à l'écologie politique et aux partis qui s'en revendiquent. Seulement, dans ce cas précis, l'ennemi est un peu trop évanescent pour parvenir à retenir l'électeur d'extrême droite qui reste généralement très attaché à son diesel ou la chasse. C'est pour cela que cela ne prend pas aussi bien", indique encore le chercheur. Pourtant, la stratégie globale fonctionne. Il y a bel et bien eu un "basculement du vote ouvrier vers la droite et surtout vers l'extrême droite", rappelait Le Monde en 2019. Dès lors, une question demeure : à qui la faute ?

Qui a laissé l'extrême droite s'installer et croître sur les combats de la gauche ?

D'aucuns pointent parfois du doigt la prétendue porosité entre l'extrême droite et la gauche de la gauche. "Les extrêmes se rejoignent", entend-on parfois. "Un mythe", balaie Christophe Bouillaud, non sans dénoncer l'inanité d'une telle réflexion.

"Il est vrai que l'extrême droite a repris pour elle - et pour faire avancer ses propres combats - une partie du vocabulaire de la gauche. Pour autant, force est de constater qu'elle évite toujours d'entrer dans les détails. Ainsi, sur les questions sociales, elle se refuse à préciser ce qu'elle ferait, outre l'idée de rendre aux travailleurs français le travail que des étrangers leur auraient supposément volé. Cela n'a rien d'étonnant : sa base électorale et militante, pour l'essentiel, est composée de travailleurs indépendants qui refusent catégoriquement toute restriction législative et ne veulent pas plus d'Etat dans leurs affaires", détaille encore le politologue, pour qui il s'agit déjà d'une différence suffisamment conséquente pour séparer sans incertitude possible les deux mouvements.

"L'extrême droite et l'extrême gauche sont animées de valeurs antithétiques. Les rares individus à faire le pont, car cela arrive, constituent des exceptions. Cependant, la capacité de la première à récupérer les thématiques de la seconde est symptomatique de l'incapacité de la gauche, au sens global, à porter un discours audible. C'est l'une des conséquences du hollandisme, qui a tué l'idée d'une gauche de gouvernement en France", précise le chercheur, qui estime cependant que l'ancien président n'est pas le seul à porter la responsabilité de cette fulgurante progression de l'extrême droite.

Et lui de conclure, sans ambages : "Marine Le Pen peut remercier Les Républicains et La République en Marche pour la réussite de sa dédiabolisation. Et pour cause ! Il est bien difficile de diaboliser quelqu'un dont les positions politiques sont finalement assez proches des siennes sans lui faire un procès d'intention…"