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Des mois de concertations, de flou parfois et d'angoisse pour en arriver là : Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire à la réforme des retraites vient de rendre ses conclusions. Les gagnants ne sont pas nécessairement celles et ceux que l'on croit…
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Âge-pivot & grandes orientations : la réforme des retraites déjà contestée ?

"Remettre la France au travail", souhaitait déjà Emmanuel Macron en 2018. Un objectif qu’il continue visiblement à appeler de ses voeux puisque le rapport concernant l’évolution du système de retraite rendu ce jeudi 18 juillet 2019 par Jean-Paul Delevoye, le Haut-commissaire à la réforme, entérine notamment la mise en place d’un âge pivot, rapporte Le Parisien. "Ca va très mal se passer", s’agacent déjà certains responsables syndicaux dans les colonnes du journal, qui rappelle le caractère explosif de ce point déjà très controversé. Et pour cause ! Le président s’était engagé à ne pas toucher à l’âge légal de départ à la retraite. Avec un dispositif de bonus-malus, l’exécutif contourne sans mal la promesse…

C’est loin, cependant, d’être la seule "bombe" que contient le rapport de Jean-Paul Delevoye, assure le journaliste Fabien Escalona, qui travaille pour Mediapart. Le texte annonce selon lui "un avenir encore plus trash pour les futurs vieux qui essaieront de se payer leur prise en charge", explique-t-il dans un tweet.

Pourtant, assure Philippe Crevel, macro-économiste d’orientation libérale et directeur du Cercle de l’Epargne, il est encore trop tôt pour identifier clairement les grands gagnants et perdants de la réforme voulue par Emmanuel Macron. "Jean-Paul Delevoye marche visiblement sur des oeufs : il est resté très prudent et s’est contenté de d’avancer les grandes orientations de la réforme. Mécaniquement, il est donc complexe de dire qui sont ceux qui en bénéficieront le plus et ceux qui, au contraire, en profiteront moins", explique-t-il dans nos colonnes.

Néanmoins, il n’est pas impossible de faire des projections : "Compte tenu de ce que l’on sait il est possible de dire que les cadres et les cadres supérieurs seront probablement les moins avantagés par ce nouveau régime : ils ne bénéficieront pas des mécanismes de solidarités voulus par le président de la République".

Une analyse à laquelle ne souscrit que partiellement Frédéric Farah, économiste marqué à gauche, chercheur affilié au PHARE et enseignant à l’université Panthéon-Sorbonne. "Le rapport de Delevoye entretient évidemment le flou. Il n’y a pas de cas de figure précis ou de statistiques spécifiques. Il reste beaucoup de questions. C’est une façon d’éviter le débat", estime-t-il pour Planet. Cependant, les gagnants ne sont, selon lui, pas les mêmes... 

"Certes, en théorie, le principe d’équité revendiqué par Emmanuel Macron pourrait s’avérer désavantageux pour les hauts salaires à qui l’on demandera de contribuer aux mécanismes de solidarité. Cependant, il ne faut pas oublier que ces aides ne suffisent pas à endiguer les importantes inégalités qui sont souvent responsables de ces fortes différences de revenus et qui persistent après la cessation d’activité. Au final les perdants seront toujours les mêmes. La retraite universelle du président de la République, c’est la précarité en partage."

Réforme des retraites : une ouverture du système à la capitalisation ?

Plus que de seulement parler d’une "bombe", les journalistes de Mediapart évoquent un "ajustement par le niveau de vie des retraités" et une réforme "injuste par sa négation des différences d’espérance de vie", qui ouvrirait "grand la voie à la capitalisation".

"La capitalisation existe déjà en France : elle représente 2,1% des revenus des retraité(e)s", souligne de son côté Philippe Crevel. "Dans la plupart des autres pays d’Europe, ce taux approche davantage les 15%. Il faut évidemment que la capitalisation demeure un aspect complémentaire - et non majoritaire - de notre système des retraites, mais elle pourrait être plus conséquente. Ce ne serait pas préjudiciable pour les assurés", poursuit d’ailleurs le directeur du Cercle de l’Epargne, qui tient à rappeler le "fervent engagement de Jean-Paul Delevoye en faveur de la répartition".

Pour Frédéric Farah, en revanche, c’est un scénario bien réel. Et, selon lui, ce sont encore les retraités qui en paieront le prix fort. "Une ouverture plus généralisée à la capitalisation nous pend effectivement au nez, conformément aux recommandations de Bruxelles que ce gouvernement cherche évidemment à suivre. Emmanuel Macron a le soucis d’être perçu comme le bon élève de l’Union Européenne, quand bien même il ne parvient à cocher toutes les cases. Sans oublier, bien évidemment, le poids du monde de l’assurance", souligne le professeur à l’université Panthéon-Sorbonne.

"La baisse du niveau de vie des retraités sera mécanique : l’exécutif a d’ores et déjà annoncé que le budget associé aux pensions de retraites devrait s’établir à 14% du PIB. Maintenir la même enveloppe sans prendre en compte l’augmentation naturelle des dépenses jusqu’à lors, c’est assurément baisser les pensions", poursuit-il, non sans pointer du doigt le flou qui entoure la valeur du point. "Le montant des pensions sera adossé à la valeur du point, laquelle n’a pas encore été définie. Selon ce sur quoi il sera indexé, les revenus des retraité(e)s français pourraient considérablement changer", assure-t-il.

"Le gouvernement entend simplifier le pilotage du système de retraite. Cela veut effectivement dire qu’il sera plus facile d’ajuster le niveau de vie des retraités pour coller aux futurs budgets décidés par l’Etat", confirme d’ailleurs Philippe Crevel. "Les problèmes de financement persisteront évidemment après la retraite. Ils relèvent d’un choix de société : quel équilibrage fait-on, quelle somme est-on prêt à donner aux retraités ?", interroge le macro-économiste.

La réforme des retraites était-elle nécessaire ?

"Le déficit annuel de l’ensemble de nos régimes de retraites sera de 70 Mds E en 2030 et de plus de 100 MdS E en 2050", rappelait déjà en 2011 le site de la fonction publique. Depuis des années, le système de solidarité inter-générationnelle français fait face aux prévisions toujours plus inquiétantes du Conseil d’Orientation des Retraites (COR). Pour autant, ce n’est pas pour répondre aux problèmes d’ordre budgétaire qu’Emmanuel Macron avait pensé le volet systémique de sa réforme.

"Au départ, il y avait un très beau slogan : un euro cotisé doit donner les mêmes droits à chaque Français. Si le gouvernement s’est initialement engagé dans cette réforme, c’est pour insuffler davantage d’équité dans le système des retraites et mettre un terme tant aux inégalités de traitement qu’au sentiment de suspicion qui règne aujourd’hui encore sur l’hexagone. Emmanuel Macron entendait aller vers davantage de convergence, simplifier cette machine à gaz qui multiplie les régimes spéciaux", rappelle Philippe Crevel, qui n’hésite cependant pas à souligner que cette évolution n’agira pas comme un coup de baguette magique. "Comme dit précédemment, les problèmes de financement ne vont pas soudainement s’effacer. En 2030 comme en 2050, par exemple, la question se posera encore", affirme-t-il.

Pour Frédéric Farah, cependant, l’objectif est ailleurs. "Cette réforme répond à la même philosophie que celle qui incite le gouvernement à transformer l’assurance chômage : il s’agit de donner une impression de justice sociale pour en réduire la couverture réelle. Créer une assurance de la précarité et poursuivre le mouvement de désocialisation de l’économie française entrepris dans les années 1970. En remarchandisant le revenu, en faisant passer des prestations sociales comme le SMIC pour de la charité, on en oublie que les dépenses publiques constituent la propriété de ceux qui n’ont rien, comme l’expliquait Robert Castel", s’indigne-t-il. Non sans ajouter : "Il faut relier l’ensemble des réformes conduites par le gouvernement d’Emmanuel Macron - et ceux qui l’ont précédé - nourrissent un projet de société bien précis. Un darwinisme social ou ne tiennent que les plus forts."