Violence et politique : comment choisit-on ce qui est légitime de ce qui ne l'est pas ?IllustrationAFP
Après plusieurs semaines de grève et de manifestations, les forces de police cherchent dorénavant à "recontextualiser" les images de la violence qu'elles emploient. Une façon de relégitimer son application. Mais pourquoi les gardiens de la paix pourraient-ils se permettre d'être plus brutaux que les autres ?
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"La violence ne conduit à rien, la violence est une impasse, la violence est une injustice", condamnait récemment Jean-Pierre Raffarin dans les colonnes du Figaro, visiblement fatigué par certaines des images brutales qui circulent sur les réseaux sociaux, après deux mois de grève, accompagnée de manifestations et donc mécaniquement de conflits entre les forces de l'ordre et les opposants à la réforme des retraites.

Peu de temps après le début du mouvement social, les forces de l'ordre se sont attelées à "recontextualiser" cette violence, s'estimant avant tout victimes plutôt qu'actrices. "Désolidarisez-vous des groupes violents", insiste d'ailleurs la préfecture de police, avant d'encourager les citoyens à les laisser intervenir.

Ce conflit, qu'il s'agisse de remporter la bataille de l'opinion comme le rappelle BFMTV ou de repousser les manifestants les plus zélés, tient en grande partie des discours politiques assure l'ancien Premier ministre. Il dénonce un niveau de "violence dans la société qui est incroyable" et accusent certains responsables politiques. 

Dans les pages du quotidien, il les invite à faire "attention à leur langage, à leur brutalité, à leur comportement", sans jamais citer le moindre nom.  Avant de rappeler qu'il existe "des règles, des institutions", pensées pour donner des réponses aux questions politiques posées par les opposants.

Et Jean-Pierre Raffarin, sans surprise, de souligner les efforts d'Edouard Philippe. Il aurait "été à la hauteur de la situation" et aurait su "construire un compromis". "Maintenant, il est temps de décoder, la concertation a duré, l'affrontement a eu des dimensions beaucoup trop violentes", a-t-il poursuivi. 

La violence des policiers est-elle plus légitime que les autres ?

Demeure cependant une question : que signifie vraiment cette condamnation de la violence ? Peut-on vraiment considérer de la même façon celle exercée par la police et celle des manifestants ?

"Le discours de Jean-Pierre Raffarin s'inscrit visiblement dans la condamnation des violences exercées par les manifestants, en décrivant celles de la police comme une simple réponse. C'est un discours assez similaire à celui que tient le gouvernement, dont il semble se faire le porte-parole", analyse Sylvain Boulouque, historien spécialisé dans l'étude du communisme et de l'anarchisme, qui vient de publier l'ouvrage intitulé Mensonges en Gilet Jaune (éditions Serge Safran 2019). "Or, quand bien la violence policière ne serait qu'une réponse à celle des opposants il ne faut pas oublier qu'en démocratie la réponse se doit d'être proportionnée. Ce n'est pas le cas", note l'universitaire. Non sans souligner que le postulat de base de l'ancien sénateur est erroné.

"Il retourne le problème, puisque les violences policières sont contraires aux principes même de l’État de droit. En sous texte, il se contente de reprendre la ligne de défense du gouvernement et donc de protéger le pouvoir en place. Si on pousse son raisonnement au bout il faudrait alors défendre les autorités chinoises contres les manifestants à Hong-Kong, par exemple. Et pour cause ! Le discours employé fonctionne quelque soit le pouvoir", juge le spécialiste.

Mais les politiques ne sont pas les seuls à légitimer la violence de l'Etat. C'est également le cas de certains médias qui, d'après l'historien, manque de recul à l'égard de la communication gouvernementale. "Nombreux sont les éditorialistes, dont le militantisme n'est pas assumé, qui se font eux aussi les porte-paroles de l'exécutif. Peut-être le font-ils par connivence, comme pourraient le faire penser certains clichés", explique Sylvain Boulouque, non sans rappeler qu'il existe aussi des journalistes militants du côté des manifestants. Pourtant la situation n'est pas la même. "Ils ne se cachent pas derrière une façade d'objectivité : leur militantisme est affiché", rappelle-t-il.

L'Etat et le monopole de la violence légitime

Le fait est, en pratique, que l'Etat est le seul à pouvoir légitimement faire usage de violence. "C'est lui qui a tous les moyens coercitifs. Celles et ceux qui tentent d'employer la violence contre lui subissent donc les affres de la police", rappelle l'expert. Sans oublier, évidemment, la justice dont le visage est plus ambigu selon le spécialiste. 

"Naturellement la justice peut compter parmi les outils de coercition à disposition du pouvoir. Parce que le cadre légal légitime la protection de l'Etat et fait de la violence contre lui une infraction, il est possible de sévir contre celles et ceux qui s'en prennent à l'ordre public ou aux forces de police et de gendarmerie, par exemple. Il peut même lui arriver de le faire très sévèrement, comme cela fut le cas lors du mouvement des ‘gilets jaunes'", analyse l'historien, qui a notamment écrit pour la Fondapol (Fondation pour l'innovation politique) ou la fondation Jean-Jaurès.

"Pour autant, rappelons aussi que la justice doit avoir des preuves pour condamner qui que ce soit. Être interpellé en manifestation ne signifie donc pas être mécaniquement reconnu coupable, contrairement à ce que peuvent en dire certains médias", souligne-t-il encore, non sans rappeler que les juges n'ont pas à appliquer la loi au pied de la lettre. Une marge de manoeuvre qui leur permet de ne pas toujours être aussi stricts que ces derniers mois…

Violence politique : qui a gagné la bataille de l'opinion ?

"Sur ce sujet, la population française est assez divisée", commence d'entrée de jeu Sylvain Boulouque. 

"L'engagement politique n'est pas sans impact sur la position de tout un chacun. En moyenne, à en croire les études menées sur le sujet, 20% des sondés disent approuver la violence des manifestants. 50% de la population déclare se méfier de l'Etat de sa garde prétorienne. Pourtant, le reste des Françaises et des Français font globalement confiance aux forces de l'ordre", résume le chercheur.

Une situation qui, selon lui, n'illustre pas nécessairement un quelconque paradoxe. "Tout dépend de l'usage qui est fait de la police. Face au besoin de sécurité des Français, la plupart d'entre eux ont plutôt confiance en leurs policiers. Quand il s'agit d'encadrer une manifestation, ils sont cependant moins nombreux. Pour autant, personne n'est dupe quant au rôle premier des forces de l'ordre : il s'agit avant tout de protéger l'Etat, quel qu'il soit", poursuit l'historien.

Violences : la société est-elle plus brutale qu'avant ?

"Aujourd'hui tout est traité comme une forme de violence insupportable. Pourtant, au regard de l'histoire, force est de constater que la période ne compte pas parmi les plus extrêmes en la matière. Ce qui ne signifie pas qu'il ne peut pas y avoir d'explosions ponctuelles assez brutales", note d'abord le chercheur pour qui il importe de rappeler que la situation actuelle n'est pas comparable avec ce qui pouvait se passer par le passé.

"Si, d'un côté comme de l'autre, on hurle aujourd'hui à la violence, c'est parce que l'on a oublié ce qu'a pu être le conflit social. Au XXè siècle, les forces de l'ordre chargeait parfois sabre au clair et ne frappaient pas avec le plat de la lame", note l'expert, qui concède cependant un durcissement par rapport à ce qui pouvait se faire sous les précédentes mandatures.

"Par ailleurs, un autre point est intéressant à soulever : auparavant, les violences policières existaient, mais n'étaient pas - ou peu - filmées. Le CRS qui tabasse l'étudiant en 68 est pris en photo au moment d'un seul coup de pied. Cela rend plus difficile le fait de remettre la scène dans un contexte plus global", précise Sylvain Boulouque, pour qui le conflit n'est pourtant pas absent de nos sociétés.

"A certains égards, la société est aussi très conflictuelle. En entreprise, par exemple, les rapports sociaux peuvent être extrêmement violent. En témoignent les nombreux burn out qui touchent les travailleurs et les travailleuses actuelles. Auparavant ces rapports étaient collectifs, mais l'individualisation les a probablement rendus plus brutaux", explique-t-il.