Recruté, pourchassé, infiltré... La trépidante vie d'un ancien espion du KGB© Serguei Jirnof
TEMOIGNAGE. Son histoire pourrait être l'intrigue d'un film d'action à succès. Pourtant, Serguei Jirnov l'a bien vécue. Repéré dès son enfance par une des plus grandes institutions de renseignements internationaux du monde, son parcours fascine autant qu'il apeure. Environnement énigmatique, enquête, méthode de recrutement, mission secrète, coming out, répercussion familiale... Pour Planet, il a accepté de se confier.
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Libre, mais à quel prix ? S'il retourne en Russie, il risque la prison. Depuis sa fuite en 2001, à la suite de la chute de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et l’obtention de son statut de réfugié politique en France en 2004, Serguei Jirnov n'est plus le bienvenu dans son pays natal. En faisant le choix de mettre un terme à sa carrière d'espion du KGB et en défiant les autorités du SVR (Service des renseignements extérieurs de la fédération de Russie), il a malheureusement dû faire une croix sur ses relations familiales. Depuis 2001, il n'a pas revu ses parents. Les appels, brouillés par les renseignements russes depuis sa médiatisation, se font rares.

"Depuis octobre, je n'ai pu avoir mes parents au téléphone que 3 fois". Ils en souffrent beaucoup et moi aussi".

Les répercussions sur sa vie amoureuse sont aussi lourdes à accepter. L'ex agent, qui vit à présent dans les Alpes, ne s'est jamais marié. Son parcours insolite et mystérieux, il le raconte dans un ouvrage intitulé "Pourchassé par le KGB, la naissance d’un espion", Ed. Corpus Délicti. Retour sur une vie incroyable dont il a gardé des traces indélébiles.

"J’ai été repéré très jeune par le KGB, sans le savoir"

Je suis né le 17 avril 1961 à Moscou, d’un père dessinateur industriel et ingénieur et d’une mère haute technicienne dans l’industrie. Jusqu’en 1963, mes parents, ma grand-mère paternelle, ma sœur et moi-même, vivions dans un petit appartement insalubre dans le centre de la capitale. En 1964, nous avons eu la chance de déménager dans un trois pièces flambant neuf, au sein d’une ville nouvelle en plein essor, Zélénograd. Située à 40 km dans la banlieue de Moscou, cette "Silicon Valley soviétique" fermée aux étrangers, était le centre secret de l’industrie électronique, militaire et spatiale en développement. Le changement de vie fut radical.

J’ai donc pu grandir au sein d’une caste fermée, élitiste et privilégiée des ingénieurs et intellectuels, à l’abri des besoins. Un cocon protégé des problèmes et des manques habituels soviétiques.

"J’ai été repéré très jeune par le KGB, sans le savoir"

Mon père, qui était un grand passionné d’alpinisme et de la haute montagne, nous emmenait souvent skier dans le Caucase. Il y animait d’ailleurs bénévolement avec ma mère des camps sportifs pour les adolescents de leurs Instituts de recherche. C’est ainsi que naquis ma passion pour la montagne, le ski et les sports équestres. Pratiquer ces disciplines sportives a d’ailleurs été un atout majeur dans ma carrière. J’ai en effet fait partie de la sélection sportive du district, au sein de laquelle j’ai remporté plusieurs fois des compétitions locales de ski de fond. Mes très bons résultats en la matière, reflétaient mon excellente condition physique. Ce n’est en revanche pas ce premier élément qui a attiré l’attention des services secrets.

Mon goût et ma facilité d’apprentissage des langues étrangères, notamment l’anglais, m’ont en outre permis d’être repéré sans le savoir par le KGB durant mes études secondaires, que j’effectue de 1968 à 1978. Ces 10 années correspondent au système scolaire Russe (de la primaire au lycée), imprégné de la propagande communiste. J’entre ainsi dans les bases de données du service de renseignement de l'URSS post-stalinienne, grâce à mes victoires aux olympiades linguistiques régionales. À la sortie de mon cursus, j’obtiens mon diplôme, équivalent au baccalauréat français, avec mention.

"On ne postule pas au KGB, c’est le service qui vous recrute"

Les services de renseignements n’aiment pas du tout qu’on les sollicite directement comme l’a fait Poutine étant jeune. Ce sont eux qui viennent vous chercher. Ils repèrent ceux qu’ils estiment être de bons éléments eux-mêmes, et se constituent un vivier de potentielles recrues en suivant plusieurs années durant les enfants et étudiants doués pour les langues, les personnes ayant un métier en rapport avec l’international. Cela constitue leur voie royale de prospection. Une enquête sur 2 ou 3 ans est ensuite réalisée (lieux d’habitation depuis la naissance, relation avec l’ensemble des professeurs, enquête sur la famille…) Les services régionaux sont impliqués dans la recherche.

Autres critères indispensables : l’état de santé et la condition physique. Poutine était par exemple champion de judo et de sambo, lutte d'autodéfense des agents spéciaux. Les capacités psychologiques et mentales sont aussi évaluées tout comme les aptitudes à travailler dans un milieu dangereux, où les pressions sont fortes : "cette personne sera-t-elle capable de manipuler les autres, de former, recruter d’autres agents ?" L’examen est complexe et élitiste.

Les chiffres en attestent : sur 290 millions d’habitants, seulement 100 personnes sont recrutées par an. 30 d’entre elles iront sur le terrain.

Le service d’espionnage représente au total 10 000 personnes. Parmi elles, seules 300 font partie du Service des "illégaux"(agents clandestins sous couverture), que j’ai intégré en 1987. Mais bien avant cela, le Parti communiste m’a érigé au rang de chef.

"Mes premières grandes responsabilités me sont confiées à 14 ans ! "

A 14 ans, parallèlement à mes études, le Parti communiste me choisit pour diriger et animer les détachements importants des pionniers soviétiques et du Komsomol (courant de l'organisation de la jeunesse communiste). En tant que colonel d’un régiment de jeunes pionniers, je dirige ainsi trois années durant 1400 personnes !

Grâce à mes brillantes études, mes excellents résultats sportifs et mes activités politiques, j’obtiens la recommandation officielle de la direction régionale du Parti communiste, si difficile à conquérir. Elle me sert de passe-droit pour entrer à la prestigieuse université MGUIMO, faculté des relations économiques internationales (équivalente de Sciences Po et de l’ENA en France). J’y poursuis mes études supérieures de 1978 à 1983. C’est là que tout bascule…

"On m’oblige à apprendre le français tout en m’empêchant sa pratique ; je pète les plombs"

A l’âge de 17  ans, je ne peux plus pratiquer l’anglais. On m’oblige en effet à apprendre une nouvelle langue étrangère, le français. Je repars donc de zéro. Heureusement, cela me plaît, et je progresse rapidement, à raison de 2h de cours par jour dans un groupe de 5 personnes. Mais être dans une cage dorée dans laquelle on nous empêche de pratiquer me frustre au plus haut point. Je commence à péter les plombs. J’écoute alors Radio France internationale et participe au concours "Le mot mystérieux"en envoyant un télégramme à Paris depuis ma ville secrète, non loin de Moscou. C’est ainsi que j’ai franchi les interdits. Je gagne mais déclenche une pourchasse qui me dépasse totalement.

"Ma participation aurait pu signer mon arrêt de mort"

Cet acte d’adolescent rebelle aurait pu signer mon arrêt de mort en Russie. L’envoi de ce télégramme international est le point de départ d’une énorme chasse du KGB, qui pense avoir affaire à un espion expérimenté ou un dissident. Je ne suis alors qu’encore un étudiant. Lorsque l’institution me retrouve (très rapidement), et une fois l’enquête terminée, elle me propose d’entrer dans les services d’espionnage. Nous sommes alors en pleine guerre froide, et cette voie mystérieuse, romanesque et dangereuse à la fois attire la jeunesse. En acceptant, je pensais pouvoir voyager dans le monde entier. C’est ainsi qu’a débuté ma carrière.

"J’entre à l’institut du KGB la même année que Poutine"

C’est donc en 1984, la même année que Vladimir Poutine, que je pousse les portes de l’Institut du KGB, établissement secret prestigieux de formation supérieure aux renseignements extérieurs (actuellement Académie des renseignements extérieurs du SVR). J’y reste 3 ans, en internat, et y apprend l’espagnol et l’allemand, et décroche le deuxième diplôme d’État en relations internationales.

Dans le même temps, Gorbatchev arrive au pouvoir en 1985 et promet de signer la fin de la guerre froide. L’URSS s’ouvre vers l’occident et l’étranger, et le contexte international change.

"Ma véritable vie d’espion débute en 1987"

J’entre à la maison mère en 1987 au sein de la très secrète Direction S (Service des "illégaux") du renseignement soviétique en tant qu’officier subalterne au grade militaire russe de lieutenant en chef. J’y intègre le Département géographique n°4 (le continent américain).

Un an plus tard, je suis promu capitaine et passe dans la Réserve active sur le terrain. Mais je m’ennuie. J’ouvre alors ma propre voie en créant une société de conseil et redeviens également journaliste producteur et animateur télé. Je présente d’ailleurs un programme hebdomadaire en français et prends contact avec des diplomates, journalistes, commerçants, et industriels français. Je réalise mon 1er voyage officiel en France en 1989. Ces activités me servent également de couvertures pour infiltrer l'une des plus prestigieuses écoles françaises...

"Ma véritable vie d’espion débute en 1987"© Serguei Jirnof

"En 1991, j’infiltre l’ENA"

Le loup entre dans la bergerie. En 1991-1992, je suis le premier soviétique admis et boursier du gouvernement français, à effectuer ses études post-universitaires à l’École nationale d’administration (ENA) formant les élites politiques, administratives, diplomatiques et économiques françaises. J’y ai croisé entre autres, Valérie Pécresse, l’actuelle présidente de la région Ile-de-France.

Ma mission secrète ? Rapporter de l’intérieur ce qu’il s’y passe, en éplucher le fonctionnement (détail de la scolarité, organisation, localisation des sites), effectuer un rapport sur les élèves et le corps enseignant, me faire des contacts, repérer parmi les 3 promotions les étudiants pouvant être intéressés par le KGB pour trahir la France. En somme, recruter de futurs espions pour mon pays.

Les sources étaient inépuisables puisque j’avais également accès à l’association des anciens élèves de l’ENA. Les services français de contre-espionnage n’y ont vu que du feu. Ils pensaient simplement que j’étais un brillant journaliste de la télévision soviétique alors que j’étais en réalité un agent spécial du KGB infiltré.

"En 1991, j’infiltre l’ENA"© Serguei Jirnof

"La tentative de putsch contre Gorbatchev signe la fin de ma carrière au KGB"

En 1991, le putsch contre Gorbatchev, dans lequel le KGB était impliqué, échoue. Le parti communiste est alors interdit et le KGB dissout. En décembre 1991, l’URSS se disloque. C’est ainsi que je donne ma démission et passe dans la réserve militaire normale, rattachée au Ministère de la Défense de Russie. Après 8 ans au service d’espionnage, je rejoins définitivement la vie civile et travaille comme journaliste télévisuel, enseignant et consultant international libéral entre la Russie, la France et la Suisse auprès d’anciens oligarques… Or, ma position d’électron libre ne plaît guère.

"Je réalise que ma vie ne m’appartient pas vraiment"

Ma connaissance d’informations extra-confidentielles comme les dossiers médicaux de la présidence ne rassure pas les autorités. Lorsqu’on me contacte en 1996, pour me rendre auprès de Boris Eltsine, alors président de la Fédération de Russie, malade en période de nouvelles élections, tout bascule à nouveau. On me demande poliment d’intégrer un des trois nouveaux services qui remplacent le KGB.

Je réalise que malgré mes conditions matérielles incroyables par rapport au reste de la population, ma vie ne m’appartient pas vraiment. Je ne suis qu’un chiffre.

C’est ainsi que je me brouille avec le régime et le service d’espionnage. Je décide donc de faire mon coming out officiel en décembre 1997. Un nouveau scandale éclate !

"Je révèle mon identité au grand jour en entamant une procédure inédite"

Mon passé me pèse de plus en plus. Pour me libérer de mon ancienne appartenance aux services d’espionnage et me débarrasser de mon lourd secret d’ancien espion du KGB, j’initie devant les autorités du SVR une procédure inédite : je leur réclame une remise en mains propres de mon diplôme de l’École supérieure Andropov du KGB, chose qu’il refuse.

Mon identité est donc révélée au grand jour. Le dossier prend de l’ampleur et ma sécurité n’est plus optimale. Les procédures pénales et civiles s’enchainent.  Avec l’arrivée de Poutine en 2000, les choses s'empirent et je suis obligé de fuir la Russie. Je m’installe alors en France en 2001 et en 2002 je demande le statut de réfugié politique. Après presque 3 années de riposte de la part des Français et une bataille administrative, je l’obtiens en 2004.

Voici comment je suis devenu le seul espion russe officiellement reconnu en France. Je réside depuis dans les Alpes et vis du journalisme et du conseil. Mon parcours, à la fois trépidant et semé d’embûches, a ruiné toute une partie de ma vie. Je pense par ailleurs être sur écoute certainement pour le restant de mon existence.

"Mon statut d’espion m’a coûté ma vie personnelle"

Le quotidien d’agent secret n’est que mensonge. Nous n’avons pas le droit de révéler notre véritable profession et devons jongler entre nos différentes couvertures. Tout doit rester confidentiel, il nous est impossible de nous confier ou de demander conseil à notre entourage. Le faire reviendrait à les mettre en danger. Et ce, dès le premier contact. Le secret absolu doit être gardé.

Pendant les études, seules les familles peuvent être informées de notre appartenance au KGB, mais aucun détail n’est en revanche donné. Les restrictions familiales sont difficiles à supporter. Plus on avance dans la carrière plus cela devient compliqué pour les familles (femmes et enfants). Il ne faut pas dévoiler ce métier aux enfants car innocemment, les petits peuvent en parler à l’école et cela peut engendrer des difficultés. Si l’on décide de trahir le service, les familles sont détenues. La pression psychologique est lourde. Certains espions, envoyés 30 ou 40 ans à l’étranger sont coupés de toutes relations avec leurs femmes et leurs enfants, qui eux, restent en Russie. Dans mon service, des couples étaient toutefois formés. Contrairement à ce que l’on pense, il y a très peu de femmes espionnes. Elles sont généralement les épouses d’illégaux partant à l’étranger et sont considérées comme les auxiliaires de leurs maris. Mais tout n’est pas toujours aussi simple…

"On m’a forcé à rompre avec mon premier amour"

Par ailleurs, lorsqu’on entre en formation dans les renseignements secrets, chaque relation sérieuse doit être rapportée à l’institution. Le KGB devait en effet donner son aval avant que l’on puisse aller plus loin. C’est donc ce que j’ai fait, lorsque je suis tombé amoureux pour la première fois. J’ai dû remplir une fiche afin qu’une enquête soit menée sur ma bien-aimée et son entourage (condamnations, relations et ambitions politiques, métiers exercés...) Au bout de 2 semaines, on m’a précisé qu’elle ne convenait pas au KGB.

On m’a alors forcé à trouver une excuse bidon pour rompre. Ce que j’ai fait, à contre cœur… Je suis passé pour un véritable ingrat. J’ai su bien trop tard que ce n’était qu’une épreuve, pour tester ma fidélité à l’institution.

Mes relations suivantes n’ont jamais abouti, car je ne voulais pas faire subir mon statut à quelqu’un. L’espionnage est incompatible avec la vie de famille. Cela a détruit ma vie sentimentale. Je ne me suis donc jamais marié.