Christophe Lemoine, doubleur : "J’ai commencé à lui dire des cochonneries avec la voix de mon personnage. Dix minutes plus tard, j’étais dans son appartement." abacapress
Si le nom de Christophe Lemoine semble on ne peut plus commun, sa voix, en revanche, n'est étrangère pour personne. A 35 ans à peine, ce comédien de doublage (mais pas que) compte déjà 25 ans de carrière. De quoi porter un regard lucide sur la profession. Rencontre avec Eric Cartman, Jack Black, Sean Austin et Nicholas Newman des Feux de l'Amour.
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Vous avez commencé le doublage dès l’enfance. Ce n’est pas commun.

J’ai commencé à dix ans. Lorsque j’étais enfant, j’étais assez turbulent. Mes parents, m’ont inscrit à des cours d’art dramatique au conservatoire de Sucy-en-Brie, là où je suis né. A l’âge de 9-10 ans, un chef de plateau a appelé ma prof de théâtre. Il avait besoin de 2-3 enfants pour une ambiance de cour de récré. Un peu plus tard, ce même chef de plateau m’a recontacté pour un essai de voix. Et voilà. J’ai eu la chance de commencer à travailler jeune. J’ai pu acheter un appartement à 19 ans. J’ai rapidement rencontré Adrien Antoine (la voix française de Thor ou Superman dans Man of Steel), on est devenus inséparables, et on a même monté un groupe et un spectacle ensemble (http://christophe-et-adrien.com).  

Quand on commence le doublage durant l’enfance, se pose le problème de la voix qui change à la puberté…

J’ai eu la chance de ne pas avoir une mue trop éraillée. Mais une fois que tu es dans le circuit de la synchro, que tu sois enfant ou adulte, généralement, tu y restes. Car des gens qui ont ce savoir faire, il y en n’a pas tant que ça. Ou alors tu t’en exclues volontairement, comme Daniel Russo, Depardieu ou Dewaere.

Est-ce qu’au début de South Park, vous soupçonniez à quel point cette série, et encore plus le personnage de Cartman, deviendraient cultes ?

Non. Il y a plein de trucs qu’on double en se disant: « ça, c’est vraiment bien ». Et à l’arrivée, ça se paye un bide. Bon là, en l’occurrence, lors de la première séance, on avait les gens de Comédie et la directrice des programmes de Canal Plus sur le plateau, c’est vrai que ce n’est pas tous les jours que ces gens là se déplacent. Je m’en rappelle très bien, le premier épisode s’appelle « Cartman a une sonde anale ».

Que répondez-vous à ceux qui trouvent cette série choquante et vulgaire ?

C’est plus grossier que vulgaire. Personnellement, je suis plus choqué par le fait que des mecs montent dans le métro à l’aube Porte de La Chapelle pour fumer du crack devant des enfants en cartable. Ca c’est choquant.

C’est l’une des rares séries où l’on peut se dire que pour le public français, la VF est meilleure que la VO.

C’est très gentil de le penser. Dans la version originale, Matt Stone et Trey Parker (les créateurs) font toutes les voix, mais ils sont truqués vocalement. Leurs propos sont varispeedés : ils enregistrent de façon classique, mettent leurs intonations et travaillent les voix après. Ici, nous n’avons aucune modification technique, je pense que ça donne un côté un petit peu plus réaliste. Et en France, on est très habitués aux voix de dessins animés.

Vous jouez Jack Black dans la plupart de ses films, Sean Austin, Joshua Morrow dans les Feux de l’Amour. Est-ce qu’on vous dit souvent « votre voix me dit quelque chose » ?

Très souvent. La semaine dernière, je suis allé faire un examen des yeux dans une école, car j’ai une amie qui est prof d’ophtalmologie. J’ai servi de cobaye à sept-huit étudiantes. Et il y en a une qui au bout de trois phrases me dit : « Eh, mais vous êtes Nicholas Newman dans les Feux de l’Amour ! ». Pour en revenir à Cartman, c’est vrai qu’il est extrêmement populaire. Un jour, j’étais à Toulon pour un festival, on faisait une séance de dédicaces avec d’autres comédiens, on était acclamés comme Johnny. Il y a un mec qui m’a filmé en train de faire Cartman, il l’a posté sur Internet. Une semaine plus tard, la vidéo avait 470 000 vues. Parfois, en une après-midi de dédicaces, je fais 500 répondeurs. On me reconnaît aussi physiquement dans la rue, ça m’est même arrivé au Québec. Dingue. Le doublage est une discipline à laquelle les gens s’intéressent de plus en plus. Mais ce n’est pas moi qui suis culte, c’est ce qu’on fait Matt Stone et Trey Parker. Je ne fais qu’interpréter un personnage. C’est une chance de doubler un mec comme ça. Ce métier est d’ailleurs une chance en lui-même. Le matin, tu peux doubler un gros rasta obèse de Jamaïque, l’après-midi, un dandy anglais qui descend de la Reine Victoria et le soir, un routier allemand. Ce sont des rôles que nous ne jouerons jamais car nous n’en n’avons pas le physique, donc pas l’emploi.

C’est quoi le secret pour faire un bon comédien de doublage ?

Il faut bien écouter et regarder l’original. C’est beaucoup plus difficile de doubler un film que de faire une pièce de théâtre où on a tout son rythme pour jouer. Je le sais puisque je fais aussi du théâtre. Je suis tributaire du jeu des acteurs que je double, et il faut que j’applique mon jeu sur leur rythme. Ce n’est pas du karaoké. Il faut jouer. Notre métier, c’est de rendre le comédien vivant. Quand un mec court à l’image, nous sommes statiques derrière la barre.

Qu’est-ce qui fait que certaines séries sont cultes en VOST et très mauvaises en VF ? The Big Bang Theory en Français, par exemple, c’est une catastrophe.

Il y a plusieurs facteurs. Il existe des trucs qui sont indoublables. Si tu n’as que des private jokes américaines, sur l’informatique et compagnie, qu’est-ce que tu veux faire en français ? T’es mort. Moi j’ai travaillé sur Les Griffin. Aux USA, ça fait un carton, mais en français, c’est impossible, parce que c’est ultra référencé. En VOST, tu vas comprendre l’humeur. Pas mal de comédiens me disent « Les Feux de l’Amour, c’est vraiment de la merde ». Viens-donc doubler Les Feux de l’Amour, tu verras. Il n’y a rien à jouer, les situations sont toujours les mêmes. Le texte est extrêmement ampoulé, les adaptateurs ne doivent jamais répéter la même phrase alors que le sens du texte est extrêmement redondant. Les acteurs sont cadrés de telle façon que tu ne vois que les lèvres. Il est plus confortable de doubler un film de cinéma. Ensuite, les budgets se sont rétrécis. The Big Bang Theory, ça parle tout le temps. Si on te donne le même délai que pour un film ou une série qui va parler quatre fois moins… On est payés à la ligne en France. Il faut savoir qu’il y a énormément de doublages qui partent en Belgique, car là-haut, ils sont payés à la journée ou à la demi-journée. Ca fait des économies. Le problème, c’est qu’ils sont moins nombreux que nous et qu’ils ont moins l’habitude de cette technique.

Vous regardez les films en VO ou en VF ?

En VO, pour une simple raison : si je regarde en VF, je reconnais les voix immédiatement. Je vais inconsciemment scruter si le boulot est bien fait, je vais me dire « donc s’il y a tel acteur, le chef de plateau c’est machin, l’ingénieur du son, c’est untel ». Une fois que j’ai découvert tout ça, je me plonge dans le film, mais il s’est passé ¾ d’heure. Ce n’est pas du tout par snobisme. En revanche, les Bruce Willis, les Harisson Ford et les Clint Eastwood, je les regarde en VF. Le doublage d’avant 2000 était de très bonne facture.

Pourquoi 2000, c’est quoi le tournant ?

Il y a eu une grosse grève du doublage entre octobre 94 à janvier 95. En gros, pour que les doubleurs puissent toucher des droits pour des séries multirediffusées. Exemple, je jouais Hobie dans Alerte à Malibu, la série a été rediffusée 45 fois, je n’ai été payé que 600 francs. Bref, pendant trois mois, il n’y a pas eu de doublage, de la part des gens qui savaient très bien en faire. Mais les boîtes devaient continuer à produire. Donc des comédiens non spécialisés en mal de rôle sont allés voir les patrons de boîte et ont cassé le mouvement. Après coup, ces gens qui avaient rendu service ont continué à travailler, en étant corvéables à merci. Et ils ont contribué au déclin qualitatif général. Ces mêmes comédiens de théâtre qui auparavant crachaient sur le doublage…

Mais aujourd’hui, tout le monde est content de rappeler qu’il fait la voix de tel Disney ou de tel héros Pixar.

Tiens donc ? Exactement. Il faut savoir que ce n’est pas les boîtes de doublage qui payent ces têtes d’affiches. Ils sont payés par le département promotion de Disney, Dreamworks ou autre et non le département artistique. Ils peuvent être invités au Grand Journal ou à Sept à Huit pour en assurer la promotion. Leur cachet est d’ailleurs sans commune mesure avec le nôtre. Ca ne me dérange pas, tant que ça reste des comédiens. Mais quand ça commence à être des sportifs ou des animateurs radio… Cauet, même si j’ai rien contre lui, quand il vient doubler Garfield… C’est pas un dentiste qui vient opérer une appendicite… Tu vois l’affiche d’un film "avec les voix de David Ginola et David Douillet"... Quel est l’intérêt ? C’est une démarche qui n’a rien d’artistique, qui est purement commerciale, sauf qu’elle nuit au produit, car c’est moins bien fait. Disons que c’est une tendance qui suit la mise en lumière du doublage. Comme les écoles de doublage qui se multiplient et qui ne sont à mes yeux que de l’arnaque. Le métier est complètement saturé, et on fait miroiter des carrières à des jeunes, en leur faisant payer 2500 euros la semaine de formation. Et si tu veux repartir avec une maquette, c’est 680 euros le CD. C’est abject.

Comment on devient voix officielle d’un acteur ?

L’acteur ne t’appartient pas, tu n’es jamais voix officielle. Mais c’est un peu le public qui choisit. Il y a un exemple probant : sur Le Cinquième Element de Besson, ce n’est pas Patrick Poivey qui fait Bruce Willis. En VO, le film a fait 2,5 millions d’entrée. Il était prévu qu’il fasse 4 millions en VF minimum. Et ils ont eu beaucoup moins. Les Américains ont fait une étude de marché, ils posaient la question à la sortie des cinémas : "Désolé, c’est pas la bonne voix, je ne vais pas dire à mes potes d’y aller. C’est déstabilisant". Le film d’après, ils ont repris Poivey. Et puis il y a un code de déontologie dans ce métier. Si demain, on m’appelle pour doubler Di Caprio ou Ben Affleck, je passe un coup de fil au mec qui le double habituellement. On se connaît tous.

Vous évoquiez les budgets restreints. Est-ce que l’avenir du doublage, ce ne serait pas le jeu-vidéo, une industrie peu piratée, où il y a énormément de moyens, et où un soin particulier est adapté à l’adaptation française ?

On est moins bien payés en jeu-vidéo qu’on est payés en doublage traditionnel. Alors que ça rapporte plus d’argent. Disons qu’ils ont pris le pli de prendre des comédiens, ce qu’ils ne faisaient pas autrefois.

L’exercice est différent ?

Ca n’a rien à voir. Tu es seul dans une toute petite cabine, avec ton casque et des segments d’ondes sur un écran. Et tu enregistres tout seul, même les scènes de dialogue. Ce n’est pas très palpitant à faire, surtout les jeux-vidéos de guerre. Parce qu’il faut hurler pendant huit heures, "à l’attaque". C’est physiquement éreintant.

On a l’impression que la VF à mauvaise image et que de moins en moins de gens regardent des films en VF…

Ce n’est pas vrai, c’est très parisien comme point de vue. Paris, ce n’est pas la France. Déjà, à Paris, il y a 80% des gens qui vont voir les films en VF. Tu vas à Nantes, tu n’as pas le choix, c’est VF. Donc en vérité, il y a 5% des films qui sont regardés en VO. En revanche, je ne supporte pas le snobisme des pseudo-artistes qui sont aux Abbesses ou à Caulaincourt. Tu les vois tous les matins avec des scénario et Libération à côté. Puis tu les retrouves à 17 heures, ils ont toujours le même scénario et toujours le même Libération. Tu leur dis "et sinon tu travailles ? –Ouais, je sais pas, j’avais un scénario mais je suis pas très tenté, ça manque de profondeur. Et toi tu fais les Feux de l’Amour ? Pfff". Sauf que si je ne faisais pas les Feux de l’Amour, tu n’aurais pas d’Assedic. 

Quel est votre point de vue sur le régime des intermittents ?

Je suis assez en froid avec ce régime de l’intermittence du spectacle. Je comprends que les techniciens et les mecs qui montent les échafaudages aient un régime à la pénibilité, c’est tout à fait normal. Mais quand il y a eu ce mouvement il y a sept ou huit ans, je me suis penché sur le problème. Je me suis rendu compte que lorsque je faisais une séance de doublage de 20 min, on me comptabilisait 4 heures de travail effectif. En revanche, un perruquier, qui a un véritable savoir-faire, peut travailler 200 heures pour ne déclarer que 20 heures. Gros problème. Puisque tout le monde avait le droit de parole, je suis allé à la Villette sur le podium. J’ai dit qu’il faudrait revoir le statut en profondeur. Intermittent, c’est comme de dire "je suis fonctionnaire", quand t’es prof, flic ou infirmier. Ce n’est pas du tout le même métier. Ils ont commencé à me jeter des cannettes de bière. Le problème, c’est qu’entre 1977 et 2003, il y avait 25 000 intermittents du spectacle. Ca se tenait à peu près. Aujourd’hui, il y en a 750 000, et 80% ne sont que des assistés. Je me souviens d'avoir croisé une jeune comédienne sur un plateau, qui se plaignait de ne jamais bosser. Je prends son numéro et la rappelle un peu plus tard pour venir faire des ambiances. Elle n’a pas voulu, parce que ça allait faire chuter son taux Assedic.

Le doublage, ça aide avec les filles ?

Je vais te raconter une anecdote. Au début des South Park, je traîne dans un bar. Je vois une nana, la Parisienne typique : "T’es dans le doublage ? Pfff, la honte. Et tu fais qui ? Cartman ? Vas-y, fais-voir". J’ai commencé à lui dire des cochonneries avec la voix de Cartman. Dix minutes plus tard, j’étais dans son appartement.