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Alors que 1,2 milliard d'euros sont engloutis chaque année pour maintenir en vie des journaux au bord de l'asphyxie, de plus en plus de voix s'élèvent pour transformer radicalement le système des aides à la presse.

En 1920, la France mettait en place une exonération sur le chiffre d'affaires du produit des ventes des journaux dont le prix ne dépassait pas 25 centimes. Près d'un siècle plus tard, l'État continue de soutenir ses journaux avec un effort annuel de 1,2 milliard d'euros, selon le rapport du député Michel Françaix. Un soutien longtemps neutre, puis de plus en plus différencié après l'apparition des premières aides ciblées en 1973, qui a finalement abouti à ce qu'il est en 2015 : un labyrinthe financier complexe et souvent paradoxal, au sein duquel les journaux d'information générale et politique côtoient Télé 7 jours (6,9 millions, 9e titre le plus aidé), Le Pèlerin (2,7 millions, 31e), Elle (2,6 millions, 33e), La France agricole (1,05 million, 59e), Le journal de Mickey (541 323, 87e), Closer (533 221, 88e), L'hôtellerie Restauration (329 263, 128e) Prions en église (313 194, 134e) ou encore L'Ami des Jardins (211 444, 164e)... Une situation exigeant une profonde transformation, désormais réclamée un peu partout, dans les rangs des journalistes comme dans ceux des politiques, et même jusque dans ceux de certains économistes.

"Une usine à gaz"

Julia Cagé par exemple. Cette professeur d'économie à Sciences Po Paris dénonce "une véritable usine à gaz dans laquelle un nombre exponentiel d'aides diverses et variées viennent s'additionner, avec des objectifs parfois contradictoires, sans que les journaux ne puissent savoir précisément d'une année sur l'autre sur quelles sommes ils vont pouvoir compter et suivant quels critères". 

Dans son dernier ouvrage, Sauver les médias, paru aux éditions du Seuil, elle appelle à "réformer le système en le simplifiant". Car celui-ci se caractérise d'abord par sa complexité. Le Fond stratégique pour le développement de la presse regroupe aujourd'hui une quinzaine d'aides : des aides directes, accordées aux producteurs de l'information ou à leurs alliés, mais également des aides indirectes, sur le plan fiscal, social ou postal.

Mais ce sont également les objectifs parfois contradictoires poursuivis par ces aides qui sont remis en question. Ainsi, Julia Cagé note que "l'État, qui prétend aujourd'hui vouloir privilégier le portage [...], soutient en même temps la vente au numéro". Un paradoxe déjà relevé en 2012 par le député Michel Françaix. "Peut-on raisonnablement continuer à consacrer de tels montants pour aider simultanément le transport postal, le portage, et la vente au numéro, trois modes de distribution qui se concurrencent, pour constater in fine que la diffusion de la presse dans son ensemble ne cesse de reculer ?", écrivait-il dans un rapport sur les aides à la presse.

Des critères obscurs

À ces problèmes de forme s'ajoutent des questionnements sur le fond. En effet, le dispositif général des aides publiques à la presse répond, selon le ministère de la Culture et de la Communication, à trois objectifs : "le développement de la diffusion, la défense du pluralisme, la modernisation et la diversification vers le multimédia". Or, difficile de comprendre comment l'État souhaite réussir cette triple mission lorsque l'on regarde les 200 titres de presse les plus aidés – une liste rendue publique chaque année depuis 2012. On y trouve, trônant au sommet du classement, les quotidiens Le Figaro et Le Monde, tous deux propriétés d'hommes d'affaires multi-milliardaires, qui ont pourtant reçu plus de 16 millions d'euros chacun en 2013.

Le pluralisme des idées voulu par le législateur, qui affirme que "la presse écrite contribue de manière essentielle à l'information des citoyens et à la diffusion des courants de pensée et d'opinions", est encouragé avec de grasses subventions accordées aux programmes de télévision (27 millions), à la presse people et à la presse féminine (17,2 millions), à la presse sportive et automobile (5,8 millions) ou encore au... Journal de Mickey (541 323 euros). Quand Le Monde diplomatique, journal français le plus lu sur la planète, est absent du classement.

Absents également, les pure players. Jérémy Felkowski, l'un des quatre fondateurs du Zéphyr, un média lent né sur internet, regrette qu'il n'y ait "aucune réelle pertinence dans les choix des médias qui sont soutenus, aucune équité et, surtout, aucun engagement en faveur des supports numériques". Le jeune reporter ajoute que "si l'Etat voulait jouer la carte de la cohérence, il devrait dédier un fond spécial aux médias innovants et aux porteurs de projets. Une somme fléchée spécifiquement vers des supports inédits et dont l'attribution serait décidée par un cercle de professionnels".

Vers une réforme inéluctable ?

Ce n'est pourtant pas la quantité de journaux aidés qui fait défaut. Quand, en Suède, 87 quotidiens bénéficient de l'aide au fonctionnement, 9000 titres peuvent prétendre, en France, à au moins une aide. Seuls 4% d'entre eux relèvent de la presse politique et générale. Ce qui fait regretter à Julia Cagé "l'absence de ciblage" des subventions. Pour autant, l'économiste ne les remet pas en cause : "plutôt que dénoncées, ces aides doivent être repensées". 

Ainsi, journalistes, politiques et économistes multiplient depuis plusieurs années les propositions de réformes. Il y a quelques mois encore, le député Marcel Rougemont s'étonnait de ce que certains journaux people soient davantage soutenus que des journaux d'informations politiques aussi important que Le Monde diplomatique. "Ce constat renforce la nécessité d'une véritable réforme des aides à la presse, aujourd’hui trop dispersées, clamait-il. Les aides publiques doivent servir, selon la volonté du législateur, à soutenir les publications concourant au débat public".

Le SNJ, principal syndicat des journalistes, qui s'attaque aux dysfonctionnements des aides à la presse depuis plusieurs années, défend différentes propositions visant à modifier les critères d'attribution des aides, et réclame une transparence totale. Depuis son dernier congrès, il milite même pour la création d'un nouveau statut juridique : les médias d’information à but non lucratif, vers lesquels seraient redirigées une partie des aides à la presse. Une position sur laquelle Julia Cagé rejoint les journalistes.

Dans Sauver les médias, l'économiste propose elle-aussi une nouvelle structure juridique, qu'elle appelle, dans des termes voisins, "société de médias à but non lucratif". Un modèle hybride entre la fondation et la société par actions, qui permettrait des investissements sous forme de donations, en échange d'importants avantages fiscaux, lesquels remplaceraient les actuelles aides à la presse. "Le système de subventions souffre de sa complexité et de l'arbitraire de certaines de ses décisions, explique-t-elle. Au contraire, les réductions fiscales autorisées au titre du mécénat bénéficieront de manière automatique et transparente à l'ensemble des médias". Avec une condition : "qu'il s'agisse de médias d'information politique et générale, produisant une information originale".

Un modèle qui, s'il a évidemment ses limites, a au moins un mérite : il replace le lecteur au centre du processus décisionnel. Un idéal auquel adhère les créateurs du Zéphyr. "L'information n'est pas un bien de consommation, c'est un bien commun, nuance Jérémy Felkowski. Dans une tribune publiée en pleine campagne de crowdfunding, il appelle journalistes et citoyens à "travailler de concert pour faire émerger une nouvelle approche des médias ; une approche qui ne se limiterait plus à un rapport vertical du diffuseur au consommateur, mais verrait s'épanouir dans une relation horizontale entre acteurs de l'information un journalisme qui perdrait en arrogance ce que son lectorat gagnerait en implication".

Avec un nouveau statut juridique et des aides repensées en conséquence, c'est bien avec le public que l'information se construira. C'est à lui qu'incombera le choix de pérenniser tel journal, de favoriser le développement de tel autre, voire de permettre la naissance de médias novateurs, notamment sur internet. L'État a d'ailleurs fait un premier pas un ce sens, avec l'adoption de l'amendement "Charb", qui entrera en vigueur en 2016.